par Aurore Blanc
En 1879, dans la Drôme provençale, le célèbre facteur Cheval posait la première pierre de son célèbre palais. Une quinzaine d’années plus tard, à l’autre bout de la France, un abbé au parcours hors du commun s’attelait lui aussi à une tâche colossale : sculpter dans le granite au bord de la Manche plus de 300 figures de pierre. Comme monsieur Cheval, et bien d’autres artistes dont nous avons parlé sur ce site [Jacques Lucas, Robert Coudray…], celui qu’on surnommait l’Ermite ne possédait aucune connaissance préalable en matière de taille de pierre, ni aucune volonté spécifique de produire ce qu’on a appelé par la suite de l’art brut. Et pourtant, ce sont de ces mains géniales et inexpérimentées que jaillissent souvent les chefs d’œuvres dont nous sommes si friands chez Voyage en Terres Contées…
Après avoir suivi depuis l’agglomération malouine les panneaux indiquant la direction des « roches sculptées », nous nous garons, un peu ébahis, sur le parking privé d’un grand restaurant gastronomique dont la carte contraste fort avec les sandwichs que nous avons avalés à la hâte quelques heures plus tôt. Au fond du parking, on devine cependant une petite boutique de souvenirs et une pancarte qui indique l’accès au site. C’est bien ici.
Après avoir déboursé la modique somme de deux euros cinquante chacun sans vraiment savoir où nous mettions les pieds, nous avançons, guidés par le bruit des vagues, vers un premier visage de granite qui nous sourit comme pour nous souhaiter la bienvenue.
Quelques mètres plus bas, la vue est à couper le souffle. L’escalier escarpé qui descend à flanc de paroi, bordé d’ajoncs et de bruyères, laisse progressivement s’offrir à nous une vue incroyable sur la Manche. Puis, nous pénétrons dans l’univers d’Adolphe Julien Fouéré, dit l’abbé Fouré.
L’histoire de cet homme d’église, peu conventionnel aux dire de certains, prend ici tout son sens. Atteint d’hémiplégie et progressivement de surdité à l’âge de 54 ans, il se retrouve précocement mis à la retraite par sa hiérarchie et décide de rejoindre à Rothéneuf un de ses amis vicaires. Et puis un jour de 1894, lors d’une anodine promenade sur le sentier côtier, il découvre cette petite pointe rocailleuse. Il décide alors d’y sculpter au burin, avec l’accord du propriétaire du terrain, ce qui deviendra son œuvre.
La zone sur laquelle il a travaillé (environ 500 m²), est moins importante que ce que nous avions imaginé. Il y a là une bonne dizaine de touristes en train de se prendre en photo devant les visages souriants ou grimaçants taillés dans le granite. Un ado râle : « ça lui a pris quinze ans pour faire tout ça, et nous on fait le tour en dix minutes ! » Nous sourions. Savoir dénicher les détails et percevoir la magie d’un lieu ne s’apprend pas en un jour, nous sommes bien placés pour le savoir !
Lorsque la vague de touristes est passée, nous nous mettons au travail. Carnet de croquis, enregistreur sonore et appareil photos à la main, nous inspectons avec délice chaque mètre carré de roche. L’érosion a fait son office : certaines figures sont difficiles à identifier, bien plus usées que sur les photos aperçues sur internet. Mais cela rend l’exercice amusant, et on finit par voir des visages là où le vent et la mer n’ont fait que polir le granite de la manière la plus naturelle qui soit !
Les sculptures de l’abbé épousent les formes de la roche d’origine : bosses, cavités et nervures deviennent autant de crânes, de dos et de bouches pour des créatures et des personnages très divers. Nous identifions dans l’amas de corps entremêlés plusieurs animaux et monstres incroyables qui donnent au tout des allures de jugement infernal. Ma préférée représente une sorte de dragon aquatique enveloppant (ou capturant?) un homme dans ses pattes avant. Sur la droite, une scène (ultérieurement expliquée par la dame de l’accueil) nous fait sourire : un mari met sa femme à la porte à coup de pieds aux fesses pendant que son amante observe, cachée derrière la porte.
Nous quittons ce tableau « infernal » pour nous diriger vers la partie « paradis » de l’œuvre, un peu plus haut. On y trouve notamment des scènes représentant la vie de Saint Budoc, le saint patron de Rothéneuf. Sans surprise, les symboles chrétiens y sont nombreux : croix, personnages en prière, chapelets, arches gothiques de cathédrales…
Certains disent aussi reconnaître des scènes inspirées de la légende de la famille Rothéneuf, pirates et contrebandiers sanguinaires ayant vécu au 16e siècle, mais là n’est clairement pas le sujet principal. D’autres y voient quelques figures célèbres, comme Gargantua, la reine de Saba, la reine Victoria ou encore Merlin. Des spécialistes affirment encore que l’abbé, très préoccupé par le contexte politique de son époque, aurait aussi représenté certaines figures reconnues de son temps, et même le célèbre Jacques Cartier, la star locale… Mais pour nous, comme souvent, il est bien plus amusant de laisser vagabonder notre imagination sans chercher à comprendre à tout prix ce que nous voyons.
La pierre est tantôt lisse, tantôt rugueuse, et les lichens y dessinent des tâches hypnotisantes. Nous nous asseyons un instant face aux vagues, dos aux statues qui regardent dans la même direction que nous. Nous jouons un moment à faire partie de l’œuvre et à ne penser à rien d’autre qu’aux embruns qui déposent par petites touches quelques gouttelettes salées sur nos joues de rêveurs, insensibles au temps qui passe.
Le temps, pourtant, n’a pas cessé de passer depuis la naissance de cet étrange site. Selon le journal de l’abbé, les œuvres étaient à l’origine peintes dans des tons qui se mariaient avec le décor, et il les entretenait scrupuleusement. On a du mal à se représenter ce que ça pouvait donner, car la plupart des corps et des visages se sont estompés, peu à peu érodés par les éléments toujours en mouvement. Un rapport de la Direction Régionale des Affaires Culturelles (DRAC) datant de 2009 jugeait déjà « alarmant » l’état des sculptures, et la question de la protection ou non du site fait localement polémique1. On pourrait en effet percevoir sa dégradation comme une catastrophe. Mais comment protéger des sculptures dans un emplacement pareil ? Et à quel prix ? Construire un toit et des murs empêcherait sans nul doute les spectateurs de voir la mer qui joue indéniablement sur l’aspect pittoresque de l’œuvre.
Au fond, ce que l’abbé Fouré a créé, sans doute malgré lui, c’est une « œuvre éphémère de longue durée ». Il est parti de la roche, a donné naissance à une œuvre d’art unique, et cette œuvre retrouvera un jour son aspect de simple roche… Dans combien de temps ? 50 ? 100 ans ?
En attendant, espérons que les milliers de visiteurs annuels qui continuent d’affluer sur le site feront attention aux endroits où ils posent les pieds. Espérons aussi qu’ils y passeront plus de quelques minutes et prendront autant de plaisir que nous à affûter leur imagination. Sans compter qu’une petite banquette de pierre, cachée dans une cavité à gauche du site, offre un espace abrité pour philosopher un moment face au fracas des vagues…. « Vanitas, vanitatum, et omnia vanitas »2 comme diraient les pirates d’Astérix !
– Notes :
1- Article du journal Le Pays Malouin sur la question de la protection des roches sculptées
2- Vanité des vanités, et tout est vanité
— Infos complémentaires :
* tarif unique : 2,50 euros (CB acceptée) ; gratuit pour les moins de 10 ans
* parking : Restaurant la maison Bénétin, à Rothéneuf
* En bus depuis Saint Malo : bus 4 ou 6
* horaires : 10h-12h / 14h-17h30
ATTENTION : site escarpé et rochers glissants, non accessibles aux poussettes ou PMR. Prévoir des baskets si vous voulez longer les parois un peu plus loin.
– A voir proximité :
* Petite plage et fort militaire en cours de restauration à la pointe de la Varde.
* Centre d’interprétation de l’Ermite de Rothéneuf, au Parc du Nicet : petit musée associatif pour en apprendre plus sur la vie de l’abbé Fouré et découvrir quelques unes de ses sculptures sur bois.