Par Aurore Blanc
Pendant les 18 premières années de ma vie, j’ai vécu dans un petit village de Provence au nom folklorique de Mondragon. J’ignore dans quelle mesure cela a influencé mon amour pour ces mythiques créatures (nul doute que je vous raconterai un jour prochain la légende associée à mon village), mais une chose est sûre : ce n’est pas un hasard si aujourd’hui encore je collectionne les dragons en peluche !
L’envie d’écrire cet article m’est venue à l’occasion d’une rencontre insolite avec un drôle de bonhomme lors de notre visite de la chapelle Saint Michel de Braspart, en centre Bretagne. Vous vous souvenez ? C’est celui qui nous expliquait que ladite chapelle avait été construite sur un courant tellurique* appelé la Vouivre ou la Ligne Saint Michel. Une vouivre, c’est le nom qu’on donne en Europe à une créature légendaire qui prend souvent la forme d’un dragon ou d’un serpent ailé. Ce jour-là, l’homme nous dit entre autres : « Le dragon, c’est un être tellurique, une énergie de la Terre. Mais il a aussi des ailes. Et il crache du feu. » Un être, donc, profondément relié aux forces élémentaires primitives vénérées dans de nombreux cultes païens : la terre, l’air et le feu. Certains vivent aussi dans l’eau, comme la Tarasque du Rhône.
Je m’interrogeai alors. Pourquoi tant de légendes et de mythes fondateurs de notre civilisation judéo-chrétienne racontent-ils des histoires de Saints ou d’Anges qui terrassent des dragons ? Pendant longtemps, j’ai pensé que le dragon renvoyait simplement dans cet imaginaire à une représentation du Mal, associée au Diable. Et que ces histoires racontaient comment le Bien triomphe du Mal.
Mais si le dragon, plus qu’un symbole du Mal, représentait en fait les forces vitales et élémentaires célébrées dans de nombreux cultes païens ?
« Saint Michel et Saint Georges n’ont pas vraiment tué le dragon, il l’ont terrassé, converti à la lumière ».
Cette phrase de l’homme rencontré à St Michel de Braspart a curieusement résonné en moi. Il devenait alors logique que les héros chrétiens le terrassent, le convertissent, légitimant ainsi la supériorité de leur culte sur celui qui, plus ancien, prévalait jusque-là.
J’ai cherché des représentations de Saint Georges et Saint Michel. Je suis allée voir des statues les représentant, comme celle de Saint Georges nichée dans une alcôve de l’église Sainte Anne dans le centre-ville de Rennes. Et dans presque tous les cas, ma conclusion fut la même : sur chacune de ces représentations, on voyait un homme soumettant de son bâton, de son épée ou de sa lance une bête terrifiante, dentue, cornue, écailleuse, les yeux furibonds. Mais aucune ne représentait explicitement la mort de la bête. J’ai appris que Saint Georges avait apprivoisé le dragon qui terrifiait les habitants de Silène (ville située dans une province de Libye) avant de le tuer. J’ai appris aussi que l’endroit où se dresse aujourd’hui le Mont Saint Michel (saint qui terrassa le Mâlin) était un ancien lieu de culte païen où se retrouvaient druides et druidesses à l’époque gallo-romaine.
Pour corroborer cette idée selon laquelle les terrasseurs de dragons ne seraient que les émissaires d’une civilisation nouvelle cherchant à dominer les cultes païens antérieurs, laissez-moi vous raconter un mythe fondateur de l’île de Batz (prononcer Ba en français et Baz en breton). Cette jolie petite île bretonne est accessible en navette depuis le port de Roscoff dans le Finistère Nord. Une de nos expéditions en juin 2022 nous a permis d’enquêter sur la légende associée au Trou du Serpent à la pointe occidentale de l’île.
Dans les représentations picturales et les textes médiévaux, on appelle souvent « serpent » une créature qui s’apparente en fait au dragon : « Le serpent est venimeux ; sa gueule vomit des flammes tant il est plein de malignité. C’est pour cela qu’Yvain décida de le tuer en premier.
Il tire son épée et s’avance, l’écu devant son visage pour le protéger des flammes que le monstre recrache par sa gueule plus large qu’une marmite. » Ainsi Chrétien de Troyes décrit-il par exemple le monstre lorsque le chevalier Yvain lui livre bataille et sauve le lion qui deviendra son ami.
Sur l’île de Batz, les restes de la chapelle Sainte Anne renferment encore une statue de Saint Pol Aurélien, le sauveur de l’île qui la convertit au VIe siècle et y bâtit un monastère après y avoir accompli quelques guérisons miraculeuses.
On raconte qu’il réussit, à la demande du chef local, à renvoyer dans la mer le dragon qui habitait l’île, en le soumettant à force de prières et en l’emprisonnant dans son étole*, le tirant jusqu’à la pointe de l’île comme un chien en laisse. Ainsi, la créature symbole des anciens cultes fut-elle vaincue, mais pas tuée, non : renvoyée à la force des éléments, dans une mer plus en colère qu’elle. En récompense pour son travail, Saint Pol Aurélien gagna le droit d’établir son culte religieux sur l’île qui lui est aujourd’hui encore dédiée. Le nom de Batz pourrait d’ailleurs venir du bâton que portait alors le Saint.
Après avoir pris connaissance de la légende, nous louâmes donc des vélos pour aller voir de nos propres yeux le fameux Trou du Serpent. Les chemins sablonneux et pleins de gros cailloux n’étant pas praticables jusqu’au Trou, nous abandonnâmes nos bicyclettes dans un fourré d’ajoncs avant de poursuivre à pied. Nous fûmes un peu déçus de découvrir, là où nous nous attendions à contempler un gouffre terrifiant, un gros amas rocheux sur lequel s’évertuaient à grimper trois jeunes hommes avides de selfies atypiques. Le Trou n’était pas un vrai trou. Soit. Ainsi vont les mythes et il ne faut pas toujours chercher à comprendre.
Regarder ces trois gars ramper sur la roche nous fit rire un moment, puis nous nous avançâmes à notre tour. Du haut de ce promontoire de granite battu par les vents mais caressé par les rayons rasants d’un soleil de fin de journée, nous avions une vue imprenable sur l’océan et nous pûmes contempler le vol de nombreux oiseaux marins. J’imaginai alors le Serpent, de l’écume plein la gueule, plonger en mugissant dans le flot tumultueux et quitter pour toujours cette terre qui devait à l’origine être la sienne. Un sentiment d’injustice m’envahit l’espace de quelques instants en imaginant l’homme à l’étole qui allait en retirer toute la gloire et s’approprier l’île. Les dragons, s’ils ont existé, devaient pourtant être là bien avant les Hommes…
Peut-être mon amour des dragons ne me rend-il pas objective. Peut-être étaient-ils bien après tout des monstres maléfiques. Mais ce que je préfère, c’est poser les questions. Pas trouver les réponses. À vous d’en décider !
LEXIQUE
- tellurique : qui est en lien avec les énergies de la Terre
- étole : écharpe ornementale portée par les prêtres, les diacres et les évêques catholiques