« C’est quoi ta saison préférée ? » Je ne saurais dire combien de fois j’ai entendu cette question. Comme une plongée dans la naïveté d’un enfant qui demanderait quel pokémon occupe la première place dans mon cœur. (Spoiler : Ronflex.) Ma réponse est tout aussi claire quand il s’agit de déterminer la période de l’année que j’apprécie le plus. Bien que je sois entourée d’aficionados d’Halloween, de l’éclosion des tulipes ou des tartines de crème solaire, mon âme appartient à l’hiver. J’en entends déjà certains protester à coup de « froid », « rhume » et « facture d’électricité ». Je n’ai qu’une chose à vous répondre : « blanc ». C’est en Janvier 2021 que je suis définitivement tombée amoureuse de cet immaculé inconditionnel, là où il dure plus de cinq mois : direction le lac Saint-Pierre au Québec.
Trois-Rivières est une ville située sur la rive nord du fleuve Saint-Laurent, à une heure et demie de route de Montréal. Emmitouflés dans nos manteaux canadiens, Compagnon et moi avions prévu d’y passer mon anniversaire. Il avait repéré une charmante auberge un peu excentrée, située au bord du lac Saint-Pierre. La neige faisait déjà partie de notre quotidien québécois depuis plusieurs semaines et les flocons nous ont accompagnés sur la route. Nous sommes arrivés de nuit et je n’ai donc pas pu me rendre compte de l’écrin dans lequel notre logement se trouvait. Un bon huit heures de sommeil et trois pancakes au sirop d’érable plus tard, nous avons enfilé nos couches de vêtements pour aller profiter de l’extérieur. J’étais déjà perplexe devant les scintillements du soleil sur les rideaux tirés de la chambre, comme si la luminosité se trouvait décuplée par… quelque chose au-dehors.
Enfouie sous mon combo veste/écharpe/bonnet/gants, j’ai donc passé le pas de la porte de l’auberge, curieuse. Deux choses se sont produites simultanément. La première est que j’ai mis quelques secondes avant de pouvoir inspirer correctement par le nez. Lorsqu’il fait particulièrement froid au Canada, les poils des narines gèlent et leur propriétaire se retrouve donc bien confus. Alors que j’étais déjà bien confuse face aux – 30 °C ambiants, je me suis aussi rendue compte que j’étais aveuglée. N’ayant pas pris le temps de mettre mes lunettes de soleil, je sentais mes yeux m’envoyer des signaux de détresse façon « 404 error ». Je me suis donc empressée de les cacher derrière mes petits ronds de verre teinté. Et c’est là que je me suis rendue compte de ce que j’avais en face de moi.
Je vous ai déjà parlé de l’immensité dans un autre article sur le bout de l’Écosse, mais je ne vous ai pas parlé de l’absolu. Le dictionnaire définit ce mot de multiples manières. En voici quelques-unes : « qui n’admet aucune restriction, aucune exception ni concession », « se dit d’un état, d’une qualité arrivés à un degré extrême », « qui ne supporte aucune contradiction, qui ignore les nuances ». Dans le cas précis du lac Saint-Pierre figé dans la majesté de l’hiver, elles s’appliquent toutes.
La surface de l’eau était entièrement gelée, recouverte par une épaisse couche de neige. Il y avait dû y avoir des bourrasques lors du processus, car le terrain était couvert de petits monticules glacés et cotonneux, comme si les vagues avaient été emprisonnées en plein mouvement. Dans cette vastitude, une seule couleur, impériale et parfaite : le blanc. Je sentis mon esprit se diluer dans cette substance sans contours. La beauté s’équilibrait avec une certaine hypnose. L’absence de la moindre couleur sur le lac faisait fuiter mes pensées et je dus me concentrer quelques secondes pour ne pas me perdre dans cette unité de glace. Le paysage québécois est souvent plat et l’horizon s’étendait ainsi à perte de vue sous l’éclat de cette nouvelle journée.
Les scintillements observés sur les rideaux un peu plus tôt prenaient là aussi tout leur sens. Un ciel bleu sans nuages se dressait en toile de fond comme un infini azur. Le soleil tout-puissant répandait sa lumière sur le canevas immaculé du lac, illuminant les milliards de flocons posés là comme des joyaux. Une énorme boule à facettes, mais plate. Et sans Démons de Minuit en fond sonore. En effet, le simple souvenir de ce paysage me permet d’utiliser sans honte un célèbre oxymore : le silence était assourdissant. Nul besoin de son pour être l’écrin du blanc.
J’avoue avoir rompu cette suspension muette en faisant quelques pas au milieu de cette pureté splendide. Peu m’importait mes poils de nez gelés, j’étais moi aussi aphone devant le spectacle. La neige crissait sous mes pieds et je me souviens d’avoir resserré mon manteau écarlate, sentant la morsure du froid comme un avertissement du trouble que je jetais. J’avançai ainsi sur le lac pétrifié, marchant littéralement sur l’eau incarcérée quelques mètres plus bas. Au bout d’un moment, je m’immobilisai. Je crois que c’est à ce moment-là, dressée au milieu de l’absolu glacial, que mon cœur de savoyarde a cédé. J’ai ainsi compris ce que j’étais venue chercher dans le Grand Nord sans le savoir : l’hiver, le vrai.
Je ne l’ai jamais oublié.