Par Aya Gogishvili
Dimanche 16 octobre 2022. Je suis en voyage en Géorgie pour la première fois. Nous sommes arrivés depuis près d’un mois dans le deuxième pays de mon fils Vladimer. Entre fêtes, balades, excursions et temps passé en famille pour apprendre à se connaître, ce jour-là ressemble peu aux autres. En vingt-quatre heures, nous avons baptisé notre petit garçon selon le souhait de mon orthodoxe de mari, assisté à un banquet avec 80 personnes pour fêter ça, et fait une séance photo dans un sanatorium abandonné. Mais laissez-moi plutôt vous raconter …
La cérémonie terminée, nous quittons la petite église de Partskhanakanevi. Je suis aussi bouleversée que le nom de la localité est imprononçable. La cérémonie de baptême orthodoxe dure trois heures, et implique de plonger l’enfant entièrement dans un bac d’eau bénite. Autant dire que mon pauvre petit garçon n’a pas trop apprécié l’expérience. Il s’est endormi d’épuisement dans mes bras, bercé par le ronronnement de la voiture. Je me remets de mes émotions en serrant mon fils contre moi, et en contemplant son visage détendu. J’ai compris qu’on va à une séance photo avant de se rendre à la salle où aura lieu la fête, je n’ai pas forcément envie d’en savoir plus, et je laisse mes compagnons discuter entre eux pendant le reste du trajet.
Vladimer ouvre les yeux quand le moteur s’arrête, rasséréné mais toujours fatigué. Et lorsque je sors de la voiture, je n’en crois pas mes yeux. De tous les endroits possibles, ma famille a choisi un somptueux sanatorium abandonné pour faire la séance photo…! La façade est impressionnante, flanquée de deux escaliers monumentaux menant à une terrasse entourée de majestueuses colonnes d’inspiration grecque. Face à moi, une entrée mène à des couloirs sombres. A peine ai-je compris ce qui se passe que je ressens une montée d’excitation : mon enfant intérieur a très, très envie d’aller explorer ces couloirs ! Ni une ni deux, je passe la porte. Je ne suis armée que de mon téléphone, et habillée de ma robe de soirée noire.
Dans le hall, je découvre une ouverture qui dut être une porte. Elle laisse apparaître la végétation en friche d’un jardin luxuriant. Sur ma droite, une volée d’escaliers mène à un couloir. Sur un pan de mur, un tag suppliant Save me. Je descends au niveau inférieur. Une nouvelle salle, des colonnes en marbre. L’endroit est mystérieux, fascinant. Je me promets de faire quelques recherches pour en savoir plus. Le soleil filtre à travers les carreaux cassés, illuminant la poussière en suspension. L’architecture est magnifique. J’avance pour découvrir un nouveau couloir à la peinture verte écaillée. Les pièces en enfilade doivent être les anciennes chambres des patients. Le sanatorium est immense, et compte deux ailes. Je suis dans celle de droite. Des graffitis d’enfants sont visibles sur les murs. Le bâtiment est, ou a été squatté. Qu’est ce que c’est grand… On pourrait s’y perdre. J’avance encore, et découvre une nouvelle salle. Je dérange une chauve-souris au passage qui manque de me percuter. Un peu plus loin, encore un couloir. Mais j’aperçois au bout de celui-ci une meute de chiens errants. On en trouve beaucoup en Géorgie. Certains sont malades, d’autres peuvent être agressifs. Je reviens un peu à la réalité. Je suis toute seule, en robe de soirée, les mollets à hauteur de morsure… On ne sait jamais. C’est peut-être le moment de rebrousser sagement chemin, et de rejoindre ma famille qui m’appelle depuis une vingtaine de minutes. Dommage, j’aurais bien continué mon exploration !
De retour à la séance photo, je me prête au jeu et demande des informations sur ce lieu. Nous sommes au Sanatorium de Medea, dans la petite ville de Tskhaltubo. Mes compagnons se mettent à me raconter ce qu’ils savent.
Pendant l’URSS, il existait un certain nombre de stations de “repos” qui comptaient notamment des spa et sanatoriums. Le travailleur soviétique pouvait demander à son médecin une prescription qui lui donnait droit à quelques jours de vacances dans l’année, qu’il pouvait passer dans l’une de ces stations pour retrouver des forces. La ville de Tskhaltubo en Géorgie était connue pour ses établissements luxueux. Le bâtiment où nous nous trouvons est en fait un hôtel-sanatorium construit en 1954, initialement nommé Sanatorium Tsekavshiri.
Je montre les photos que j’ai prises pendant ma courte exploration. La photographe que nous avons engagée pour le jour du baptême est impressionnée. Elle s’appelle Natia, et me dit n’être jamais descendue voir à quoi ressemblait le bâtiment de l’intérieur. Elle a envie de tenter l’expérience. Je supplie Zaza, mon mari, de venir avec nous. J’ai très envie d’aller voir l’aile gauche ! Ne comprenant pas trop pourquoi je suis si enthousiasmée par cette visite, il accepte. L’urbex est un passe-temps très européen, semble-t-il.
Après quelques poses, nous empruntons tous les quatre un escalier de fortune pour rejoindre une entrée. Zaza porte Vladimer dans ses bras, et Natia prend quelques clichés des pièces abandonnées. Je me laisse porter par ma curiosité, ravie de pouvoir continuer la visite.
Si la ville de Tskhaltubo était connue pour ses spas et établissements de retraite, c’est principalement pour la qualité de son eau riche en minéraux. Depuis le 13e siècle, beaucoup de voyageurs venaient se soigner dans les environs. Et durant l’ère soviétique, cette ville était même connue pour être le lieu de vacances préféré de … Staline ! A l’époque, c’est apparemment autour de 100 000 personnes qui sont passées par la région pour profiter de sa vingtaine de sanatoriums tout aussi luxueux que Medea. Mais s’il a cessé de fonctionner à la chute de l’URSS, son histoire n’est pourtant pas terminée.
Nous montons un escalier, et Zaza prend le temps de faire une photo dans un coin de mur. De mon côté, je découvre un nouveau couloir qui compte encore des chambres. En entrant dans l’une d’entre elles, je tombe sur des livres scolaires, des boîtes de médicaments vides, des vêtements et meubles en pagaille… On dirait que quelqu’un a vécu ici il y a peu. La fenêtre est manquante, et donne sur le vide. Natia jette un œil aux livres. Ce sont des manuels de géorgien. Et dans la pièce d’à côté… surprise ! Des petits chiots non sevrés sont cachés dans les replis d’un manteau qui a été abandonné là. Nous revenons sur nos pas, et mes compagnons descendent pour rejoindre les autres convives qui nous attendent. Je monte à l’étage, j’ai envie d’en voir encore un peu plus. Je terminerai ma visite sur un balcon à l’aspect romantique, magnifiquement envahi par la végétation et les plantes grimpantes.
De retour avec les autres, nous faisons le tour de l’aile gauche pour faire encore quelques photos. Je discute avec Natia qui m’explique la suite de l’histoire du Sanatorium de Medea, qui est bien plus tragique.
A la chute de l’URSS, des dissensions politiques ont causé l’éclatement d’une guerre civile au sein de la toute jeune société géorgienne. Ce conflit a commencé en 1992. La Russie s’en est mêlée à plusieurs reprises, notamment pour soutenir l’indépendance de l’Ossétie et de l’Abkhazie, deux régions aujourd’hui séparées de la Géorgie. Et par indépendance, il faut comprendre instauration d’une démocratie sous tutelle de la Russie. Toujours est-il que la guerre de l’Abkhazie, qu’elle gagna, eut lieu en 1992 – 1993. Elle provoqua la fuite de milliers de géorgiens. Ce sont près de 9 000 réfugiés qui trouvèrent un abri qui devait être provisoire au Sanatorium de Medea. Ils y resteront plus de vingt-cinq ans, jusqu’à ce qu’un accident survienne : un homme est tombé d’un balcon, se tuant sur le coup. Depuis, les habitants ont été relogés ailleurs. Je comprends mieux pourquoi j’ai trouvé des dessins d’enfants sur les murs.
Je contemple les balcons silencieux du Sanatorium de Tskhaltubo, à l’architecture grandiose. Certains sont effondrés, d’autres présentent divers rafistolages en bois. J’essaie d’imaginer la vie qui devait fourmiller là, à diverses époques. Indéniablement, le lieu fait rêver par son aspect poétique, malgré son histoire chargée. J’espère pouvoir revenir, histoire d’explorer plus avant ses couloirs mystérieux. En tous cas, des quelques urbex que j’ai eu l’occasion de faire, celui-ci restera parmi les plus insolites et les plus marquants.
Nous regagnons nos voitures. Il est désormais temps de rejoindre la salle où se tiendra le banquet, pour une soirée qui promet d’être mémorable, elle aussi !
[A suivre…]