Par Aya Gogishvili
Je l’ai maintes fois conté sur ce site, Jérusalem restera à mes yeux l’une des destinations qui m’aura le plus marquée. Cette ville, carrefour de religions, nationalités, Histoire et cultures, possède une atmosphère magique à nulle autre pareil. J’ai pu faire trois voyages en Terre Sainte, et chacun d’entre eux a permis à la femme que je suis aujourd’hui d’éclore un peu plus. J’ai laissé une partie de mon cœur là-bas, et je sais que j’y reviendrai un jour.
La première fois, je suis partie avec mes parents. Mon père avait participé à un colloque qui se tenait à Jérusalem, et profité de l’occasion pour faire un peu de tourisme. Il avait tellement aimé le pays qu’il avait souhaité y retourner avec nous, ce que nous avons fait quelques mois plus tard. Lors de notre séjour, nous avons été invités à manger au Home Notre Dame des Douleurs. Hasard de la vie, mon oncle et ma tante se rendaient tous les ans pour travailler bénévolement au sein de cette maison de retraite palestinienne tenue par des bonnes soeurs, et puisque nous étions de leur famille, elles avaient souhaité nous rencontrer. La soirée fut agréable, et nous avons beaucoup ri ensemble. J’eus notamment un coup de cœur pour deux religieuses dont j’appréciai grandement le sens de l’humour. Soeur O. était une libanaise au joli visage de pomme ridée, qui aurait fait une excellente actrice. Elle savait faire rire en se mettant en scène, et organisait souvent des canulars au sein de la Maison pour pimenter l’ordinaire. Soeur L., libanaise elle aussi, n’était pas en reste en termes de théâtralité et de goût pour les blagues élaborées. Toutes les deux n’eurent aucune difficulté à me convaincre de revenir seule l’année suivante pour faire du bénévolat au Home Notre Dame des Douleurs.
Malheureusement, lors de mon deuxième voyage, j’appris le décès de Soeur L. Elle avait été emportée par un cancer du sein, et enterrée dans le cimetière du Mont des Oliviers. Je me rendis sur sa tombe. Ce que je ne savais pas, c’est que j’aurai pourtant l’occasion d’avoir encore de ses nouvelles…
Lors de mon troisième voyage, je suis partie avec une amie très chère, à qui je voulais faire découvrir le pays. Nous avons fait du bénévolat pendant un mois au Home, et profité de nos jours de congé pour visiter Israël et les territoires palestiniens. Et c’est lors d’une nuit de célébrations du ramadan que je pus revoir Soeur L.
Il est minuit passées dans la petite baraque où nous dormons, mon amie et moi. Nous sommes logées dans une petite maison composée d’une chambre comprenant deux lits superposés, et d’une minuscule salle de bains. Le tout est sommaire mais confortable, et largement suffisant pour y vivre pendant un mois.
Il est donc bien tard dans notre petit nid, et nous sommes toutes les deux couchées. Je suis allongée sur mon lit, emmitouflée dans ma couverture. C’est alors que quelque chose me tire de mon sommeil, sans que je puisse savoir quoi. J’ouvre les yeux, bien réveillée. Les lumières des rues alentour éclairent suffisamment notre chambre pour que je puisse y voir. Autour de nous, la ville résonne de musiques actuelles, de clameurs et de pétards. C’est l’ambiance habituelle lors du ramadan, que j’apprécie assez : j’aime entendre ces explosions de vie qui bercent facilement mon sommeil. Mais cette fois-ci, inexplicablement, je ne dors pas. C’est d’ailleurs assez inhabituel chez moi. Mes nuits sont paisibles, et je n’ai que très rarement vécu d’insomnies. Naturellement, mon regard se porte au bout du lit.
Une femme est dans notre chambre. Elle porte l’habit blanc des Soeurs de l’ordre de Notre Dame des Douleurs, avec ce petit voile blanc si caractéristique. Elle se tient face à la porte de notre salle de bains, je la vois donc de côté. Son maintien est droit, presque rigide. Je reconnais le visage de Soeur L. Elle ne se tourne pas vers moi, et se met simplement à se diriger vers la petite pièce, en glissant silencieusement sur le sol. Je la regarde partir. Soeur L. pourrait presque ressembler à une dame blanche, à cause de son habit. Pourtant je n’ai pas peur, je me souviens de cette femme généreuse au tempérament rieur que j’ai eu la chance de connaître avant son décès. L’atmosphère n’est d’ailleurs pas lourde. Elle est simplement là, et je peux la contempler comme je vois mon amie profondément endormie à côté de moi. Soeur L. disparaît derrière la porte. Je ne me lève pas pour la suivre, je sais qu’il n’y a personne dans la salle de bains. Je ferme simplement les yeux, et me rendors paisiblement.
Etait-ce une hallucination? Un rêve éveillé? Ou la visite d’une vieille connaissance qui souhaitait se rappeler à mon bon souvenir, au-delà de notre monde de certitudes? Chacun est libre de croire ce qu’il entend, et de prendre mon récit pour un petit conte fantastique. De mon côté, je sais que Soeur L. a souhaité me saluer, à sa manière. Et comme je n’ai jamais oublié son humour cinglant, je n’oublierai pas cette rencontre nocturne dont je me souviens comme si c’était hier.