Par Bertille Levasseur
Dans le sud, vers le sud. Suivre le déroulé de l’asphalte entre les collines boisées de la montagne Radan et retrouver la rivière Toplica pour la perdre ensuite. Dans une avancée vers l’aride ou presque, grimper quelque peu, puis arriver par la forêt, une forêt primaire aux arbres multiples, dont je regrette de ne pas connaître les noms.
Zone sous protection de l’État : 67 hectares placés sous le signe du patrimoine naturel du pays et se gargarisant d’être dans la compétition pour devenir l’une des sept merveilles du monde, rien que ça !
Bienvenue à la cité du diable ou Đavolja Varoš.
En se baladant sur le sentier, on commence par voir un cours d’eau couleur ocre, couleur de la terre, rouge, brune, un cours d’eau couleur de l’argile rosée.
Et puis un trou. Un trou dans les pentes de la montagne, une grotte ? Non, une mine ! Une mine, sur l’autre rive. Une mine dite Saxonne datant du XIIIème siècle, pour l’extraction de métaux fameux dont le minerai de fer.
Se balader et voir les arbres qui s’enlacent, comme des amoureux. Comprendre plus tard, qu’une légende locale raconte que le diable, mécontent de voir les habitants de la région si pieux, aurait empoisonné l’eau de la source en la rendant si acide que ceux qui la burent devinrent fous. Si fous, que la collectivité décida de célébrer le mariage d’un frère et d’une sœur et que Dieu, pour bannir cette action de l’âme des hommes, les aurait transformés en pierres. Ces figures sculptées par l’érosion et les sources en sont les témoins.
Alors ces arbres amoureux enlacés, qui viennent à moi, le long du sentier, me racontent d’autres histoires. Celle des Roméo et Juliette de Sarajevo au temps du siège en 92. Celle d’Anitsa et de son mari perdu, sur les crêtes de la Stara Planina, à la recherche des myrtilles. Celle de Nadiya qui a embrassé la religion orthodoxe pour marier ce gentil-homme d’un village de montagne du sud, un homme simple et sain. Un homme qui n’a pas été forcé de quitter sa maison comme Nadiya, un homme qui n’a pas eu d’enfant jeune comme Nadiya, un homme qui n’a pas fait la guerre, un homme qui n’est pas devenu fou. Un homme qui l’aime pour ce qu’elle est. Alors, elle a fait ce qu’elle devait faire, elle a quitté l’Islam qui lui importait peu et a fait un signe de croix devant le pope. Mais ce qu’elle n’a pas quitté, c’est son accent, son dialecte, ses « ye » qu’elle place partout. Parce que ça, c’est elle, elle toute entière, et le reste, c’est pas grave. Le reste c’est l’amour, c’est la vie.
Sur le sentier, on voit des bouts de bois. Des bouts de bois qui veulent se transformer en humains. Des bouts de bois qui regardent le ciel. Qui sont les expressions de ce que ça leur fait : les arbres enlacés, les pics rocheux voulant atteindre le ciel, le cours d’eau ocre qui surgit de la montagne…
Je suis accompagnée tout le long par un bourdonnement, devant moi, derrière moi et sur mes oreilles. La forêt est calme et tranquille et partout on peut s’asseoir.
Je continue la marche. Je ne sais pas vers quoi je vais.
Derrière ce gigantesque hêtre centenaire, une oasis de boue sèche et orangée. Red well ou le puits d’entre les pierres. En contact avec le fond, des ronds de métal, brillants de tout leur soleil. Émergeant à la surface, de petites bulles venues de la respiration de la terre, comme un léger baiser. Commence ainsi la danse du fer, du cuivre, du plomb et du zinc qui dégoulinent dans un sillon minimaliste et répandent tout autour la couleur rouille liée à l’oxydation du fer.
Puis, cet autre trou dans la montagne, une bouche béante qui dégueule de l’eau rouge, de l’eau ocre et puis, au-dessus, ça tombe, quelque chose se passe. Un lézard. Un lézard qui grimpe et qui fait tomber la terre, juste devant cette gueule ouverte. Et sous elle, un fin filet d’eau qui scintille au soleil.
Voir les toiles d’araignées dans le soleil, voir les fils tendus entre ces arbres amoureux. Voir les petits ponts qui traversent les rivières asséchées. Voir comme là-bas tout au bout c’est un désert, c’est rouge, c’est ocre, c’est orange, c’est rose pâle.
Voir les cailloux qui tombent comme un pierrier qui descend dans le ravin. Je me mets à l’ombre sur une pierre, je les observe. Ces grands pics couleur rose chair qui sont là et qui chacun porte une roche volcanique, paraît-il de plus de cent kilos, en haut, sur leur tête.
Et puis, si on continue de suivre le tracé, on arrive devant la petite église, où on peut nouer un bout de foulard blanc. On dit, que si l’on souhaite se débarrasser de nos douleurs, de nos maux, on touche là où ça fait mal en nous avec le tissu et on le noue sur un bout de bois, pour le laisser là, pour laisser le diable ici. Et que, une semaine après, il sera enterré et à tout jamais, le mal sorti de nous restera dans la terre là-bas. J’ai pensé, combien de maux sont ici, combien de maux sur lesquels je marche ? Je marche sur le mal ? Je ne rentre pas dans la petite église. Je n’ai pas envie de mauvaises énergies ce matin.
Ce matin, à quelques kilomètres de là, dans la chapelle perchée sur les rochers en face de Prolom Banja, ce matin, j’ai fait un vœu pour ma famille, devant les icônes peintes sur des pierres, des granites de la montagne. C’était beau. Pour ma famille, j’ai fait un vœu. Ici, je n’ai pas trouvé de malheur à laisser.
Ça dégringole en bas des pierres, en bas des gigantesques roches qui montent vers le ciel. C’est aride, il n’y a plus d’eau, c’est sec.
Le Diable a tout mangé.
Une réponse
Très heureux de te lire, Bertille. Merci pour ce conte qui nous fait nous évader.