Par Aya Gogishvili
Lorsqu’on se rappelle un voyage, c’est souvent sous forme de sensations que nous reviennent nos souvenirs. Une odeur, un son, une atmosphère qu’on lie à des lieux qui nous ont marqués. Lorsque je repense à Jérusalem, c’est d’abord le souvenir des chants du muezzin qui me revient, mêlé à celui des épices et du café à la cardamome, qui embaumaient les alentours des échoppes arabes. Ensuite, c’est l’atmosphère si particulière des rues du vieux Jérusalem que j’aime me remémorer. Cette ville recèle en son sein un mystère qui mêle humanité, histoire et religion. Et cette richesse y est palpable, presque organique, submergeant le profane lorsqu’il arpente ses petites rues biscornues. Ce labyrinthe de couleurs et de vieilles pierres, je l’ai aimé dès les premiers instants. Et je me souviens d’une journée où par hasard, Jérusalem m’a laissé entrevoir que la complexité de son mystère était bien plus profonde que je ne l’imaginais.
Sous un soleil de plomb, respirant un air chargé de poussière du désert, je me dirige vers la porte de Damas. Au bas des marches, j’aperçois une barrière derrière laquelle sont postés des militaires israéliens, M16 en bandoulière. Il est difficile de se promener à Jérusalem sans les croiser, leur présence est loin d’être inhabituelle. Je me joins à la foule pour passer la porte, et j’entre dans le souk. Ce petit passage me fait penser à un sas, comme si j’entrais dans un autre monde. Ça y est, j’y suis. Désormais, les rues se font ruelles, et c’est comme si chaque centimètre carré de mur était utilisé pour vendre quelque chose. Le vieux Jérusalem est un fabuleux labyrinthe dans lequel j’ai mis quelques semaines à me repérer. Entre les quartiers arabes, juifs, arméniens, catholiques, laïcs et la densité des habitations, monuments, magasins et autres lieux de culte, on ne sait plus où donner de la tête tant il y a de choses à voir. Je suis sur une petite place. Sur ma gauche, une minuscule échoppe vend des cigarettes à très petit prix. C’est là que j’aime acheter des paquets de Kent, parce qu’elles ont le même nom qu’un personnage dans la pièce du Roi Lear de Shakespeare. Je passe un magasin de souvenirs, un autre de vêtements et de sacs. Plusieurs femmes vendent des fruits, légumes et épices sur des étals de fortune un peu plus loin. Les fruits, gorgés de soleil, sont particulièrement délicieux. J’aimais énormément manger des figues fraîches lorsque j’étais en Terre Sainte.
Je descends une volée de marches: face à moi un embranchement de deux rues. J’ai vaguement en tête l’idée de passer devant le Saint Sépulcre pour aller voir la boutique de Malek, qui vend de l’artisanat bédouin absolument magnifique. Alors je me mets en route. Les pavés sont humides, et dans l’air on sent l’odeur du café. A ma gauche, une librairie. A ma droite, une de mes boutiques préférées : on y trouve du café arabe moulu en direct, et dosé selon son goût. Je profite pour en acheter un peu, et m’enfonce un peu plus loin dans le souk du quartier arabe.
La rue est une longue ligne droite, percée de quelques artères qui la rejoignent. De part et d’autre de son sillon, des dizaines de boutiques de souvenirs émerveillent. Bijoux bédouins en argent, étoffes chamarrées, lampes à huile en argile, croix chrétiennes, icônes orthodoxes, statues, tapis, vêtements, mains de Fatma de toutes les tailles et couleurs, objets divers ornés du mauvais œil, jouets pour enfants, encens, myrrhe, c’est un bric-à-brac continu parsemé çà et là d’un café, d’une porte cochère donnant accès à une église, d’une épicerie, d’un escalier menant à des appartements… Le tout parcouru par une foule qui coule des rues comme une rivière fluide. Je me laisse porter par ce flot de touristes, souriant aux vendeurs qui me saluent, m’invitant à « juste jeter un coup d’œil ».
Une rue et quelques centaines de mètres plus loin, j’arrive sur la place où se trouve l’entrée du Saint Sépulcre. Au-dessus de la porte, la fameuse Echelle Inamovible est toujours en place. Je souris en me rappelant la vidéo d’Axolot qui mentionne son histoire insolite.
Je n’ai pas particulièrement envie de faire un tour au Saint Sépulcre, du moins pas dans l’immédiat. Alors je laisse aller mon regard aux alentours. C’est alors que je découvre l’entrée d’une église dont j’ai oublié le nom, mais qui est gardée par une congrégation russe. Je ne manque jamais une occasion de tenter de pratiquer cette langue que j’aime beaucoup, et je décide donc d’aller la visiter. L’entrée est payante, et la guichetière ne m’adresse pas un regard lorsque je la salue dans sa langue. Tant pis.
Je parcours les salles de l’Eglise en contemplant les icônes ornant les murs blancs, puis emprunte un escalier qui descend dans une salle en contrebas. Cette fois-ci je m’arrête.
Une immense arche flanquée d’un pan de mur trône face à moi. Je lis le panneau explicatif qui raconte que lors de fouilles effectuées sous l’église, les ouvriers ont trouvé des restes de l’entrée d’un temple qui date du temps d’Hérode. Ce sont ces vestiges qui se trouvent face à moi.
Cette découverte m’a paru incroyable. Même la ville des grandes religions, le saint des saints du Christianisme, le berceau du Judaïsme, celui qui abrite l’un des lieux les plus sacrés de la religion Musulmane, même cette ville de Jérusalem, chef-lieu du sacré par excellence, cache des traces des très anciens cultes païens qui existaient bien avant ces grandes religions. Lorsque j’en ai pris conscience, j’ai ressenti quelque chose de vertigineux me traverser. Qui sait le nombre de vieux temples, idoles anciennes, tunnels et caves tant de fois séculaires qui se cachent sous mes pieds en cet instant, en cette vénérable Jérusalem ?
Lorsqu’on remet les choses en perspective, notre appétit insatiable et égocentrique d’importance et de poids au sein de ce monde est très vite balayé. Nous ne sommes rien, ou vraiment peu de chose. Nous ne sommes qu’un maillon de la chaîne de l’histoire humaine, qu’une goutte d’eau qui participe à faire s’écouler le flot de la rivière. Et la terre porte les stigmates de nos anciennes croyances, tout comme celle de nos vanités. Il est bon de ne jamais l’oublier, ça. Nous ne sommes que peu, très peu de choses. Et à la terre, nous reviendrons !
D’ici-là, qui peut vraiment dire ce qui se cache sous nos pieds ?
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