Par Aurore Blanc
Version audio et vidéo disponible ICI!
« Dans le milieu de l’art, le meilleur chemin n’est pas forcément d’aller de A à B. Parfois il faut passer par Z, et prendre des directions improbables. Je me suis cassé la gueule plusieurs fois. Mais bon. »
Jacques Lucas, entretien du 6 mars 2022
On a fait le tour de la maison et pris nos photos. Le soleil brille toujours. « Bon, on y va ? » Devant la mine déçue de mes compagnons de route, je comprends qu’ils n’ont pas envie de s’arrêter là. Et moi non plus. Mais j’ai trop peur de déranger un artiste peut-être au travail (j’en ai un à la maison, je sais ce que c’est!). Et donc, espérant qu’ils vont me contredire, je propose quand-même de rappeler Jacques Lucas, puisque j’ai son numéro. Ils hochent la tête d’un air entendu. Bon. Je me lance :
« Bonjour, on vous a appelé mardi pour vous dire qu’on voulait venir visiter la maison dimanche…
– Ah oui, venez quand vous voulez !
– En fait… On est dans votre cour… Et on se demandait si on pourrait discuter un peu avec vous…
– J’arrive ! » Je raccroche, médusée. Eh bin voilà, il suffisait de demander.
Quelques minutes plus tard, alors que nous « répétons » en cercle dans le jardin ce que nous allons lui dire en nous répartissant la parole, Jacques Lucas ouvre la porte et s’avance vers nos silhouettes intimidées, appuyé sur sa canne, l’œil pétillant : « Je vous en prie, entrez ! » Alors c’est comme ça que les choses vont se passer ? Nous qui pensions ne jamais le voir, il nous invite carrément chez lui, nous fait entrer dans son atelier, nous installe sur des chaises face à sa dernière toile de deux mètres sur deux mètres, et nous accorde un entretien unique et magistral de deux heures durant lequel nous ne cessons de rire, de rêver et d’être profondément émus tour à tour. J’espère que nous pourrons vous faire entendre bientôt la partie que nous en avons enregistré. Car ce fut un voyage inédit pour nous, artistes en herbe à peine trentenaires au tout début de notre projet. Il aurait pu nous parler comme à des disciples ou à de simples admirateurs. Mais après nous avoir succinctement demandé qui nous étions et ce que nous faisions dans la vie, il a laissé se dérouler le fil de la sienne, presque sans interruption, avec une sincérité et une honnêteté déconcertantes.
Il a été question de ses débuts en tant que fonctionnaire au ministère de la culture sous Malraux, à l’époque où il parcourait la France pour recenser et photographier les monuments historiques. Puis de son changement de vie et de son départ pour Nice où il a « squatté » avec sa femme une maison qu’ils croyaient abandonnée. « On n’avait rien, on bouffait les oranges et les mandarines du jardin ! Et puis on a acheté une chaîne, une serrure… Et on y est restés 20 ans. » Car quand la propriétaire, une riche italienne qui n’avait pas déclaré aux impôts sa résidence secondaire à Nice, menace de les expulser, ils y vont au culot : « J’ai proposé qu’elle me laisse payer un loyer et restaurer cette vieille maison avec parquet Versailles, vieille balustre et tout ! On a descendu trois bouteilles de vin. Ensuite, elle est repassée tous les deux ans avec du bon vin italien. » Il nous parle aussi sans pudeur de la faillite de son entreprise de vitraux, de son retour en Bretagne dans son actuelle maison, menacé de toute part par les huissiers. Il nous raconte avec un amusement non feint comment il a pu la garder. Comme il avait déjà construit les sculptures à la fin des années 60, la maison était considérée comme une œuvre d’art protégée par la loi Malraux, son ancien patron. Il a expliqué au notaire qu’il viendrait vérifier toutes les semaines, et que si les propriétaires suivants n’en prenaient pas soin, il leur collerait un procès. Avec l’aide d’amis, il a monté une association, ils y ont tous mis de leur poche et ont racheté la maison. « Parce qu’en fait au final, ici c’est pas chez moi ! » nous dit-il, amusé. L’association existe toujours et voudrait faire du lieu un centre d’art.
J’ai l’impression de regarder un film. Une gigantesque et rocambolesque poursuite entre un idéaliste et le monde des règles et des lois dont il parvient toujours à se jouer pour pouvoir continuer à faire ce qu’il aime. Bien sûr, tout n’a pas toujours été rose, il ne s’en cache pas. Mais quand un homme de 78 ans conclut après deux heures de conversation en confiant à de jeunes inconnus qu’il ne regrette rien et qu’il est heureux de savoir qu’il pourra peindre jusqu’à la fin de ses jours, ça suffit à faire naître un espoir immense. « Peindre, c’est vivre au présent. » Le reste importe peu.
En sortant de la maison sculptée, après avoir serré la main de Jacques Lucas qui nous a appelés ses amis et nous a invités à revenir le voir, on sent bien qu’on n’est plus tout à fait les mêmes. Qu’on a touché à quelque chose de profond, et que ça remue à l’intérieur de nous. Nous reprenons la route, songeurs, avec en poche un cadeau : deux petits carnets noirs pleins de ses peintures. Et sa voix m’accompagne encore pendant les jours qui suivent, comme le chant truculent d’un oiseau ami :
« J’ai dit des gros mots pendant l’entretien ? Merde alors ! »
La maison sculptée, lieu dit Lessart, à Amanlis. Par courtoisie, pensez à contacter Jacques Lucas par mail (jl@jacqueslucas.eu) ou par téléphone (0299476534) avant de venir, et à ne pas troubler la quiétude des voisins !
Page officielle de l’association : http://lamaisonsculptee.net/
Plus de photos de la maison et analyse détaillée de ses symboles sur le passionnant blog de La lune Mauve : https://lalunemauve.fr/la-maison-sculptee-de-jacques-lucas/